XIV

— Pourquoi donc êtes-vous si soucieux, Bob ?

À cette question posée par Leni Wood, Morane sursauta légèrement et sourit pour dissimuler son embarras.

— Soucieux ? fit-il. Pourquoi voudriez-vous que je le sois ?

La jeune femme eut un geste marquant l’ignorance.

— Je ne sais, Bob. On dirait que quelque chose vous tourmente, comme si vous veniez de commettre une mauvaise action.

Bob Morane, Leni et Allan étaient assis dans des fauteuils à bascule, sur la terrasse du confortable bungalow des Wood. Cela faisait deux jours que Morane, M’Booli et les porteurs étaient arrivés à Walobo, escortant leur précieux captif. En attendant son prochain embarquement pour Bomba, d’où il gagnerait l’Europe par la voie des airs, Niabongha, toujours enfermé dans sa cage de bambou, encore consolidée, avait été remisé non loin du wharf où, bien qu’il fût gardé par plusieurs policiers noirs, il était l’objet de la curiosité générale.

À nouveau, Bob sourit, plus largement cette fois, pour cacher son trouble.

— Je me demande bien qu’elle mauvaise action j’aurais pu commettre, Leni ? Vous devez savoir que, chaque jour, au contraire, je m’évertue à faire ma B.A., comme un bon petit boy-scout que je suis.

Allan Wood, qui était tout à fait remis maintenant de son opération, choisit ce moment pour s’immiscer dans la conversation.

— Il ne s’agit sans doute pas d’une mauvaise action que vous auriez commise, Bob, mais d’une mauvaise action que vous « croyez » avoir commise. Vous vous demandez si, en capturant le Gorille Blanc, vous avez bien agi, si vous n’eussiez pas mieux fait en le laissant en liberté dans ses forêts profondes.

Morane hocha la tête gravement, sans „ répondre tout de suite.

— Ai-je tort de me poser pareille question, Al ? demanda-t-il finalement.

Peut-être que oui, peut-être que non. Vous ne devez pas ignorer, Bob, que selon certains zoologistes, les animaux seraient plus heureux en captivité dans les zoos que libres. En liberté en effet, ils doivent sans cesse combattre pour leur existence, chercher leur nourriture, se défendre contre leurs ennemis. En captivité, au contraire, rien de tout cela. Ils n’ont qu’à se laisser vivre sans soucis, boire, manger et dormir.

Comme Bob ne répondait pas, Al continua :

— Je sais que vous allez me parler de la nostalgie qu’éprouvent les bêtes captives pour les grands espaces, les splendides paysages à jamais perdus. Pour vous dire mon avis, je ne pense pas que les animaux aient à ce point le tempérament artiste. Jamais l’on n’a vu l’un d’entre eux se mettre à peindre.

— Et vous, Al, peignez-vous ? Non, n’est-ce pas ? Cependant vous devez vous sentir épouvanté à la seule pensée de devoir quitter un jour votre chère Afrique et ses décors merveilleux. Quant à vos zoologistes, ils ont peut-être raison, mais ils ont peut-être tort aussi. Ce qu’il faudrait, c’est demander l’avis des animaux eux-mêmes. Malheureusement, ils ne parlent pas. En attendant, je continue à croire que les bêtes doivent demeurer là où elles sont nées, en pleine nature, et non mises en cages pour servir de divertissement à des foules imbéciles.

— Dans ce cas, fit Allan Wood, pouvez-vous me dire, mon cher Bob, pourquoi vous avez capturé Niabongha ?

Le visage de Morane se crispa, comme sous l’effet d’une douleur intérieure.

— Pourquoi ? fit-il d’une voix sourde. Je me le demande…

En réalité, il ne se demandait rien du tout. Il savait parfaitement pourquoi il avait capturé le Gorille Blanc. Non seulement pour vivre une aventure à la fois dangereuse et passionnante, mais aussi pour toucher les cinq cent mille francs promis par Nathan Hagermann – argent qui d’ailleurs n’allait pas tarder à lui parvenir, puisqu’il avait averti le marchand de fauves du succès de l’expédition. Morane savait donc avoir agi par pur égoïsme et, quand il y songeait, il avait envie de se cogner la tête contre les murs. Pourtant, à présent que le mal était fait…

Le rire cristallin de Leni Wood avait résonné.

— Allons, messieurs, dit-elle, cessez de perdre votre temps en vaines philosophies. Le soir ne va pas tarder à tomber et vous feriez bien d’aller faire un petit tour avant le dîner. Al a besoin d’un peu d’exercice.

Wood se leva en disant :

— Leni a raison, Bob. Allons faire une petite promenade le long de la rivière. Cette convalescence m’a rouillé, et tricoter des jambes ne me ferait assurément pas de mal.

 

*

* *

 

Après avoir quitté le bungalow, les deux amis s’étaient dirigés tout naturellement vers le port fluvial. Sans échanger la moindre parole. Ils étaient arrivés à proximité du wharf, quand des hurlements leur parvinrent. Des hurlements dans lesquels Morane reconnut aussitôt la voix du Gorille Blanc. Cette circonstance l’étonna. Bien que l’anthropoïde eût recouvré toute sa force, il montrait depuis quelques jours une passivité totale, comme s’il avait pris parti de sa captivité ou comme si, au contraire, le désespoir l’abattait. En même temps que les hurlements, les deux promeneurs avaient perçu de brefs éclairs venant des parages du wharf. À chacun de ces éclairs, les hurlements redoublaient.

— Niabongha ! s’exclama Bob. Il se passe quelque chose !

Les deux hommes pressèrent le pas. Quand ils atteignirent l’endroit où avait été entreposée la cage du Gorille Blanc, sous un auvent de tôle ondulée, ils aperçurent un attroupement. Il s’agissait d’une vingtaine d’Africains entourant quelques touristes, hommes et femmes, arrivés quelques jours plus tôt à Walobo. Dans la cage, Niabongha, qui en avait saisi les barreaux, secouait ceux-ci avec fureur tout en poussant des rugissements de colère.

Fendant le groupe des Noirs, Morane parvint devant les touristes, pour se rendre compte que l’un d’eux portait en sautoir un appareil photographique muni d’un flash. Bob comprit alors la raison de la fureur du gorille. Chaque éclair, frappant ses rétines déjà si sensibles à la lumière, devait lui avoir infligé une nouvelle torture.

Se tournant vers les deux policiers indigènes chargés de garder l’anthropoïde et d’empêcher les curieux d’approcher de trop près, Bob leur demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas empêché ces gens d’effrayer l’animal ?

— Nous avons essayé, répondit l’un des gardiens, mais ils nous ont insultés en disant qu’ils n’avaient pas d’ordres à recevoir de mal blanchis de notre espèce.

— Je vois, fit Bob, comme pour lui-même. Ces messieurs pensent appartenir à la race des seigneurs.

S’adressant à nouveau aux policiers, il déclara :

— Quand ils vous ont traités de mal blanchis, vous auriez dû leur répondre que vous vous laviez chaque jour, ce qu’ils ne font peut-être pas.

Aussitôt, Bob Morane se tourna vers le touriste photographe.

— Cela vous amuse sans doute d’effrayer cet animal ? demanda-t-il d’une voix sèche.

L’homme, un grand gaillard aux traits grossiers et qui portait une chemise à ramages multicolores, éclata d’un rire gras :

— Si cela m’amuse ? Bien sûr, puisque je suis ici justement pour m’amuser.

Tout en prononçant ces paroles, l’homme avait inséré une nouvelle ampoule dans son flash. Sans paraître se soucier davantage de Morane, il s’apprêtait à prendre une nouvelle photo quand, d’un coup sec sur le poignet de l’homme, Bob fit retomber l’appareil. Le touriste se tourna alors vers Bob. La colère se lisait sur son visage épais et rougeaud.

— On veut faire le vilain ? grinça-t-il.

Son poing, lancé à toutes forces, fila vers la mâchoire de Morane. Pourtant il ne devait pas parvenir à destination. D’un coup de tranchant de la main, porté violemment sur l’avant-bras de son adversaire, Bob para l’attaque et, tandis que l’autre grimaçait de douleur, il frappa à son tour. Touché avec précision à la pointe du menton par un poing que la pratique du karaté avait rendu dur comme le fer, le touriste tomba en arrière, sur le dos. Durant quelques secondes, il demeura immobile. Puis il se redressa péniblement et, fort de la présence des autres touristes, il s’apprêtait à se lancer à nouveau sur Morane, quand les Noirs qui, jusqu’alors, avaient assisté passivement à la discussion, s’avancèrent à leur tour, prêts à faire un mauvais parti à ces gens qui traitaient les Africains de « mal blanchis ». Peu soucieux sans doute de se faire écharper, les touristes préférèrent tourner les talons pour aller assouvir ailleurs leur bêlante curiosité.

Quand ils eurent disparu, Morane se tourna vers Allan Wood.

— Serait-il possible, Al, interrogea-t-il, de faire transporter la cage, aujourd’hui encore, dans un des hangars, derrière votre bungalow ? Nous aurions dû commencer par là. C’est en effet le seul moyen de décourager les indésirables.

Allan Wood approuva.

— Vous avez raison, Bob. Je vais donner des ordres à ce sujet. M’Booli et ses hommes se chargeront du transport.

— Mettons donc sans retard le cap sur le bungalow. J’ai hâte de voir notre prisonnier à l’abri.

Les deux amis reprirent le chemin du retour. Tout le temps que dura le trajet, Morane demeura silencieux. À tel point que son compagnon crut bon de l’interroger.

— Allons, Bob, vous voilà reparti à nouveau dans les nuages. Qu’est-ce qui vous chiffonne exactement ? Je suis un vieil ami, vous le savez, et vous pouvez mettre cartes sur table.

Morane avait paru tout à coup se détendre.

— Pour tout vous dire, Al, rien ne me chiffonne plus désormais. J’ai pris une décision, tout simplement.

Longuement, Al considéra son ami.

— Une décision ! fit-il enfin. Peut-on savoir laquelle ?

Cette fois, Bob ne répondit pas tout de suite, comme si un dernier scrupule lui était venu. Finalement, il parut prendre un parti définitif.

— Puisque vous voulez absolument le savoir, Al, j’ai décidé que Niabongha n’irait pas finir ses jours dans un zoo. Voilà ce que nous allons faire. Si vous voulez m’aider, bien entendu.

Morane parla jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à proximité du bungalow. Quand il eut terminé, Allan Wood hocha la tête gravement.

— Je suppose que vous avez bien réfléchi, Bob. Cinq cent mille francs sacrifiés ainsi, après tout le mal que vous vous êtes donné, les dangers que vous avez couru.

— J’ai bien réfléchi, répondit Morane avec force. Cinq cent mille francs, cela représente bien peu de chose auprès d’une bonne conscience.

À son tour, Allan Wood parut comme soulagé. Il posa la main sur l’épaule de son ami.

— Je savais que vous finiriez par agir de cette façon. Pour tout vous avouer, j’aurais d’ailleurs été déçu si vous aviez pris une autre décision. Bob Morane doit rester Bob Morane… et un peu Don Quichotte, comme tous ses amis l’aiment. Et au diable les zoologistes dont je parlais tout à l’heure, même s’ils ont raison ! Au diable aussi les cinq cent mille francs, qui ont toujours eu tort !